Foulant d’un pas empressé le sol sombre, se dirigeant vers les quais avec la démarche de l’homme qu’une préoccupation agaçait, Angleterre fulminait.
Il s’apprêtait à retrouver son ancienne colonie, qu’il devinait se situer quelque part dans les parages, pour exprimer son mécontentement extrême quant à l’arrestation de son navire, le Trent.
Bien sûr, il n’effectuait coutumièrement pas les voyages de ce bateau – après tout, rester à la disposition de son pays et, plus particulièrement, de la famille royale demeurait sa principale priorité ; et moins il posait son pied en terre américaine, mieux il se portait – mais sa dirigeante bien-aimée avait exigé de lui qu’il accueillît les deux diplomates sudistes comme il se devait.
Là se trouvait le problème, incontestablement. Après avoir déclaré sa neutralité face à la guerre de Sécession, le transport de ces deux hommes paraissait pour le moins incongru. Cependant, trop scandalisé par la manœuvre de Wilkes, ce fait lui importait peu et il ne voyait dans toute cette histoire qu’une risible erreur américaine. Il n’était pas prêt de reconnaître que lui aussi était fautif dans tout cela. D’ailleurs, il n’aurait rien eu à reconnaître du tout si le fameux commodore n’avait pas eu besoin de fourrer son nez dans ce qui ne le concernait aucunement – en l’occurrence, ce que l’on pouvait trouver dans ses navires et qui l’on pouvait y trouver.
Toute fureur s’estompa néanmoins lorsqu’il aperçut, à quelques mètres de lui, la silhouette du jeune homme qu’il cherchait un instant auparavant avec une colère grandissante, parlant visiblement à deux soldats américains à la vue desquels l’Anglais renifla de dédain.
Se voyant inopinément incapable de bouger, il resta immobile quelques instants, observant Amérique tandis qu’une myriade de sentiments se bousculaient en son être qu’agitait de temps à autres un imperceptible tremblement.
Il ne savait guère à quelle émotion s’abandonner, quelle attitude adopter ; il tergiversait entre une indicible joie de revoir enfin celui dont l’absence se faisait cruellement sentir encore aujourd’hui et la rancune qui, jour après jour, lui grignotait l’âme sans jamais avoir l’air d’en être repue, sans compter la colère quant à l’acte du commodore qui, il y avait de là quelques secondes à peine, lui donnait une hâte incommensurable de retrouver la jeune nation dans le seul but de lui communiquer son indignation.
N’arrivant point à se décider, il se résolut à suivre son petit frère d’antan qu’il voyait se diriger vers les quais.
Malheureusement pour lui, ce dernier qui, visiblement, l’avait repéré – il se demandait bien comment, lui dont les pas avaient été furtifs – entama une longue tirade sans même se retourner dans sa direction.
Au fur et à mesure de ce discours, un petit sourire narquois naissait sur les lèvres ténues d’Arthur en même temps qu’il se trouvait indiciblement mal. L’exténuation et le désillusionnement s’entrelaçaient à chacun de ses mots, ils vibraient d’une crainte semblable à celle d’un enfant face à un terrible orage, phénomène qu’il ne s’expliquait pas et dont il appréhendait les conséquences sur son petit être fragile ainsi que sur son entourage.
Le grand frère qui subsistait en lui, bien que blessé et trahi, manifestait l’envie de serrer le pauvre garçon perdu qui transparaissait dans sa voix, dans sa posture, de lui murmurer quelques mots réconfortants sans véritable signification mais qui apaisent les maux de l’âme par une chaleur et une tendresse véritables.
Peu désireux de se laisser aller à ces niaiseries que son orgueil meurtri lui interdisait opiniâtrement, il préféra allumer une cigarette d’une dextre tremblotante tandis qu’Alfred se tournait enfin pour lui faire face.
Le Britannique ne trouvait dans cet adulte visiblement brisé par la douloureuse déchirure de son peuple rien du cadet qu’il avait tant aimé.
Ces cernes sombres qui entouraient ses prunelles céruléennes, abandonnées de cet éclat habituel qui leur donnait les airs du saphir le plus magnifique dans sa rudesse, n’y avaient pas leur place, elles assombrissaient ce regard qu’il retenait encore aujourd’hui illuminé par une insouciance qui amenait jadis un sourire tendre sur ses lèvres – il se refusait toutefois à raviver le souvenir de la détermination qui l’avait endurci plus ou moins récemment.
Les traits de son visage, quant à eux, avaient acquis une certaine dureté aussi bien propre à la maturité qu’à la dureté de ces temps ; il avait beau y chercher quelque subsistance de l’enfant joyeux qui hantait sa mémoire, il ne voyait que les réflexions de l’immense désabusement caractéristique de l’homme dont on avait cruellement piétiné les rêves.
Chaque mot des paroles d’Amérique se répétant inlassablement en son esprit tandis qu’il tirait placidement sur la cigarette coincée entre ses lèvres ténues, un sourire à la cruelle, presque bestiale, narquoiserie naissait sur son visage d’albâtre.
Chaque regret qui lui semblait distinguer dans cet assemblement affligé d’expression satisfaisait une rancune implacablement muselée jusqu’ici, celle-ci se repaissait de ces remords avec l’insatiable faim de la bête sauvage qui attendait depuis des jours entiers l’occasion d’assouvir ses sanguinaires appétits.
Toute colère oubliée depuis bien longtemps, balayée par une gouaillerie malsaine, Angleterre prit finalement la parole, flegmatique.
« Hm, en effet, tu as déjà connu des jours meilleurs, constata t-il avec indifférence sans véritablement en voir l’utilité. Mais après tout, rien de tout cela ne te serait arrivé si tu avais su rester à ta place comme tu aurais dû le faire – je suppose qu’aujourd’hui, tu t’en rends compte toi-même. Me gausser de te voir dans cet état ? Bien sûr que non, enfin, ce serait tout à fait indigne d’un gentleman. »
Et mentir de manière aussi ostentatoire l’était sans doute bien plus encore, mais le susmentionné ‘‘gentleman’’ prenait un malin plaisir avec la flagrante souffrance de son petit frère d’antan – après tout, après avoir lui-même souffert, n’était-ce pas légitime ?
« D’ailleurs, je ne peux m’empêcher de remarquer que malgré ces longues années que j’ai passées à essayer de faire de toi et de ton peuple des individus respectables, vous êtes toujours aussi rustres. Vraiment, arrêter mon navire d’une telle manière, je trouve cela scandaleux et sache que j’attends tes plus plates excuses. »
Après tout, si, en plus d’enfoncer le jeune homme dans son abysse d’accablements nostalgique, il parvenait à l’amener à s’excuser quant à cette malheureuse affaire qui, lorsqu’il s’en souvenait, le faisait encore froncer les narines d’agacement, il ne se plaindrait certainement pas.
Et pourtant, il avait un infime pincement au cœur à l’idée de rabaisser de cette manière celui qui demeurait en son esprit un petit garçon qu’il aimerait à cajoler comme au bon vieux temps. Un pincement dont la légère douleur se voyait toujours anesthésiée par les vagues d’une rancœur aussi âcre que la fumée qu’il inhalait avec placidité.